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Le Blog Bis de Manuel Ruiz
23 novembre 2023

L'arrivée

 

Petit-pont

La porte en bois léger s’écarta doucement. Elle accomplit un mouvement giratoire vers la droite, avant de s’immobiliser. Dans l’encadrement apparaissaient deux silhouettes qui se détachaient sur la lumière du jour. Une grande et une toute petite. Don Quichotte et Sancho Panza. La première idée qui venait à l’esprit. Fausse en fait, car la petite silhouette était celle d’une fillette. Et la grande silhouette, celle d’un homme, la tenait par la main. Par terre, la forme d’un sac de voyage.

La lumière entrait maintenant librement et elle sortait de l’ombre les composantes de la pièce. Quatre murs, un carrelage. Pour l’ameublement, un lit, une table sur la gauche, une autre table sur la droite, des chaises. Peu de choses, mais qui prenaient déjà de la place, car l’espace n’était pas excessif. Les fenêtres étaient assez petites et équipées de volets en bois.

L’homme fit avancer la petite fille et ils entrèrent. Ils regardaient d’un côté et de l’autre. Quand ils furent à l’intérieur de deux mètres, il se révéla que la fillette portait un nounours sous le bras gauche. L’homme laissa tomber le sac de voyage par terre. Il appuya sur un interrupteur, pour vérifier que l’électricité fonctionnait. Ce qui était le cas.

Son regard accrocha quelque chose sur la table de gauche. Il laissa la main de la petite fille pour s’approcher. Il reconnut un dépliant publicitaire, probablement oublié par quelqu’un. Il le prit, le froissa. Puis il franchit une porte intérieure et pénétra dans une cuisine. Là, il jeta le papier dans une corbeille.

En se relevant, il examina les lieux. Une cuisinière, un évier, un plan de travail. Un réfrigérateur. Quelques étagères. Un placard sous l’évier. L’architecte n’avait pas jugé nécessaire de déployer toute son imagination. Sans doute parce qu’il se doutait que les habitants potentiels n’auraient guère les moyens de s’offrir autre chose. Au fond, une nouvelle porte donnait sur une pièce. De sa position, l’homme distingua la moitié d’une cabine de douche. Il s’agissait donc de la salle de bain.

Il revint dans la pièce principale. La fillette s’y tenait avec le nounours. Il étudia le mur vers le fond, cherchant des yeux les éventuelles prises électriques.

— Là, nous pourrons installer la télé, pour que tu regardes les dessins animés. Cela devrait aller. Et j’y mettrai aussi mon bureau. Il y aura la place.

Il la prit par l’épaule et la dirigea vers la pièce suivante. Quand ils entrèrent, ce fut pour découvrir une chambre, assez exiguë. Elle contenait un lit à une place, une table, deux chaises, des étagères.

— Angélique, ce sera ta chambre. Tu dormiras ici. Ça te plaît ?

— Oui, monsieur, dit-elle d’une voix faible.

— Pour le moment, il n’y a pas grand-chose. Mais nous allons y remédier, peu à peu. Tu auras des vêtements sur ces étagères, et des chaussures. Tu auras une nouvelle brosse à dents et une trousse de toilette neuve. Et si tu veux, tu auras des poupées, et des jouets. Ça se fera peu à peu, mais tu verras, tu seras bientôt comme une petite reine.

Il alla écarter les volets en bois de la fenêtre. Il regarda au milieu et distingua des arbres, un morceau de plage. Il devina, plus qu’il ne vit, la présence de la mer, non loin. Il se retourna et aida Angélique à ôter sa petite veste. Il faisait chaud.

— Essaye de te familiariser avec ta chambre, pendant que je défais les bagages. Nous mangerons ensuite.

Il sortit. La petite fille posa doucement le nounours sur le lit. Elle le caressa tendrement.

— Mon chéri, n’aie pas peur. C’est une nouvelle maison, mais je vais continuer à m’occuper de toi. Je ne te laisserai pas.

À côté, l’homme ouvrait déjà le sac. Il en tirait des vêtements, des affaires de toilette. Également une chemise en carton d’où dépassait un passeport. Ensuite, il tira aussi des provisions : des boîtes de conserve, des paquets de pâtes, des biscuits. Il porta le tout dans la cuisine et commença à ranger. Au passage, il mit le réfrigérateur en marche. En ressortant, il faillit se heurter à Angélique qui revenait.

— Je veux faire pipi, réclama-t-elle.

— Ah, c’est au fond, là-bas. Fais attention à ne pas glisser.

La fillette s’y rendit. Au moment où l’homme rangeait le sac vide contre un mur, elle réapparut en agitant son petit nez.

— Il n’y a pas de papier, se plaignit-elle. Et pas de serviette.

— Pour les serviettes, nous nous servirons des torchons que nous apportons dans le sac, provisoirement. Pour le reste, nous irons faire des courses à la ville voisine et nous équiperons la maison comme il se doit. Tu verras, nous nous installerons correctement. Un peu de patience.

Il s’approcha du seuil pour observer la belle journée et le ciel. Ce fut suffisant pour se faire une opinion.

— Angélique, il nous reste à peu près une heure de jour. Je vais en profiter pour remplir des papiers. Ensuite, je préparerai le dîner. Nous mangerons sur la véranda, la température s’y prête.

La petite fille retourna à la chambre et continua à jouer avec le nounours. L’homme s’assit à la table et s’occupa de plusieurs papiers officiels. Il les lisait attentivement avant de passer le stylo par-dessus. Quand il eut fini, il les glissa tous dans la chemise en carton, qu’il plaça sur une étagère. Il retourna sur le seuil et jeta un nouveau coup d’œil au ciel. La nuit tropicale arrivait, lentement, mais elle approchait bel et bien.

Il prit la table et la porta à l’extérieur, sur la véranda. Il y porta aussi deux chaises. Il trouva des assiettes et des couverts dans la cuisine et il les disposa sur la table, ainsi que deux verres. Puis il s’installa devant la cuisinière. Il fit chauffer des petits pois et il rôtit deux carrés de poisson. Quand le résultat fut satisfaisant, il alla servir le tout dans les deux assiettes. Il rapporta les ustensiles à la cuisine.

— Angélique, on mange ! appela-t-il.

La petite fille jaillit de la chambre et sortit sur la véranda. Elle se jucha sur une chaise. Mais l’homme se renfrogna en constatant qu’elle tenait le nounours sous le bras.

— Ma chérie, laisse-le dans la chambre, voyons.

— Mais il a besoin de manger aussi !

— Tu sais bien qu’un nounours n’a pas besoin de manger. Je te l’ai déjà expliqué.

Boudeuse, elle déposa la peluche au pied de la chaise. Ensuite, elle s’empara de la fourchette et s’attaqua aux petits pois. L’homme s’assit en face d’elle et se mit à manger aussi. Le dîner commença dans le silence. Ils croquaient sans un mot. Du lointain venait une odeur de sel qui caressait leurs joues. Le sel de la mer, lequel se mêlait à l’autre sel, celui du repas.

Autour, ils entendaient des ronflements de voiture, ou des éclats de voix. L’homme comprenait que les gens rentraient chez eux. En effet, la petite maison faisait partie d’une résidence. Les habitants revenaient après leur journée habituelle. Il n’en voyait aucun, mais il les entendait. Il reporta son regard sur la fillette.

— Angélique, mange, mange. Tu as besoin de forces, à ton âge.

— Le poisson est trop dur…

— Mensonge, il est très bien. D’habitude, tu adores le poisson grillé. Écoute, nous allons dormir, pour nous reposer. Demain, nous irons en ville et nous ferons des provisions : nourriture, vêtements, couverts, serviettes de bain. Et des outils pour le ménage, et des produits pour le nettoyage. Nous remplirons le coffre de la voiture. Nous serons parés pour des semaines. Après-demain, j’irai me présenter à mon nouveau travail, et tu viendras avec moi. Tu as le droit de voir ça. Et après-après-demain, nous nous occuperons de toi : il faudra te trouver une garderie, ou bien une dame pour te recevoir pendant la journée, ou bien une école maternelle, s’il y en a une dans le coin. Enfin, on fera en sorte que tu sois bien. Tu es contente ?

— Pourquoi ne sommes-nous pas restés à notre ancienne maison ?

— Angélique, nous sommes venus ici, et voilà. Je reconnais que ça n’a pas été facile. Mais tu vois, peu à peu, ça va mieux. Regarde le bel endroit où on va vivre. Tu as fini ?

En effet, la fillette se rejetait en arrière, laissant ses couverts en travers l’assiette. L’homme se leva et rapporta un biscuit fourré au chocolat, qu’il lui donna. Elle le prit et le mangea lentement.

Le dîner terminé, ils demeurèrent à leur place, et silencieux. Ils ne disaient rien. Angélique agitait ses petites jambes sous la table. L’homme réfléchissait. Il fixait le couteau posé près de l’assiette, encore maculé de graisse, et le verre encore à moitié plein d’eau claire. La nuit tombait progressivement.

À ce moment, des voix retentirent. Ils tournèrent la tête à l’unisson, pour apercevoir un groupe de personnes qui passaient au bout de la véranda. En fait, un homme, une femme, un petit garçon et une petite fille. Ces derniers tournèrent la tête aussi, et ne dissimulèrent pas leur surprise en les découvrant.

— Bonsoir.

— Bonsoir, répondit poliment l’homme.

Ces gens furent encore plus surpris. Le monsieur n’hésita pas à mettre le pied sur la véranda, en tendant la tête.

— Comment, vous êtes Français ?

— Mais absolument.

Désormais libérés de toute inhibition, ils remontèrent tous la véranda, pour s’arrêter juste devant la table.

— Ah, mais quelle joie ! Nous sommes la famille Delmas. Nous venons de Bordeaux. Voici ma femme, mon fils et ma fille. En fait, nous avons quatre enfants, mais les deux autres sont grands, et ils font leur vie.

— Je comprends…

— Vous venez d’arriver ?

— Oui, j’ai visité la maison la semaine dernière. Et aujourd’hui, nous venons emménager, ma fille et moi. Angélique, dis bonsoir à ces personnes.

— Bonsoir, lança la fillette.

— Bonsoir. Ah, ça fait plaisir ! Je travaille dans un laboratoire pharmaceutique et mon épouse est secrétaire médicale. Nous sommes ici depuis des années. Heureux de vous voir. Vous allez rester ?

— Pour être franc, je n’en sais rien. Je lance mon projet professionnel après-demain. On verra. Mais j’avoue que ce coin me plaît assez.

— Ah, vous verrez, c’est un petit paradis. Si vous descendez, vous découvrirez la plage : magnifique. Mes enfants n’arrêtent pas de se baigner. Et la résidence est très sympathique. Bon, je ne vous mentirai pas : on a des affinités avec certains, plus qu’avec d’autres. Mais c’est la loi de la vie, n’est-ce pas ?

— Je le pense aussi.

— Vous avez besoin d’un coup de main pour vous installer ? Si nous pouvons vous rendre service, ce sera avec joie.

— Merci, merci. Pour le moment, ça va. Mais il est vrai que nous n’avons pas grand-chose à emménager. Par la suite, on devra peut-être réclamer de l’aide. On verra. Tiens, connaissez-vous une dame qui accepte de garder les enfants pendant la journée ? Je pense à la mienne, bien sûr.

— Il y a la dame qui habite au bout de la résidence, tout près de la grille d’entrée. Mais il faut la payer, et assez cher. Je crois qu’elle s’occupe bien des enfants.

— J’irai la voir. Et pour l’école ?

— Les nôtres vont tous à l’école française.

— Trop cher, au dessus de mes moyens, je le crains.

— Demandez une bourse.

— On me la refusera.

— Pourquoi donc ?

L’homme ne répondit pas et détourna la conversation. Pendant ce temps, le petit garçon s’était discrètement rapproché d’Angélique. Il la regardait fixement.

— Bonsoir, je m’appelle Vincent. Tu es Angélique ?

— Oui…

— Le nounours par terre, il est à toi ?

— Oui, c’est le mien.

Vincent le ramassa et le serra contre lui, en le caressant.

— Ah, il a l’air gentil !

— Oui, c’est un très gentil nounours. Il mérite qu’on s’occupe bien de lui.

Les deux enfants s’échangèrent la peluche en discutant. Enfin, Vincent la rendit doucement à la petite fille.

— Ça te plairait de jouer avec moi ?

— Oui, beaucoup.

— Je demanderai à mes parents de m’amener ici. Et puis, tu peux venir chez nous aussi. J’ai plein de jouets dans ma chambre.

— Oui, ce serait formidable.

— Ton papa et toi, vous allez rester longtemps ?

— Je ne sais pas…

Leur conversation devait prendre fin, car les parents de Vincent prenaient congé.

— Nous devons rentrer. Heureux de savoir que vous êtes là désormais. Pour nous, notre maison se trouve juste derrière la vôtre. N’hésitez pas à venir nous voir. Ce sera toujours sympa de papoter avec des Français.

— C’est noté. Bonsoir, et merci de la visite.

La famille Delmas remonta la véranda et disparut. Il ne resta que la nuit, chaude et salée, et le silence.

— Qu’est-ce que tu en penses, Angélique ?

— Ils ont l’air gentils.

— Ce petit Vincent, il te plaît ?

— Oui, il est agréable.

— Je lui demanderai de revenir, pour s’amuser avec toi. Je veux que tu te fasses de nouveaux copains et copines. Je suis très content.

Il demeurèrent à leur place pendant un long moment encore. Enfin, l’homme leva les yeux vers la nuit et le ciel.

— Bien, il est temps d’y aller, je crois. Peux-tu retourner à la chambre ?

Angélique reprit le nounours et rentra dans la maison, pour rejoindre sa chambre. Pendant ce temps, l’homme débarrassait les restes du dîner. Il porta la table à l’intérieur, en la remettant contre le mur. Puis les chaises. Il ferma la porte à clé. Il passa dans la cuisine et un cliquetis indiqua qu’il faisait la vaisselle. Il rangeait les couverts à côté de l’évier. Ayant terminé, il s’essuya les mains. Ensuite, il se rendit dans la chambre à son tour. Angélique attendait, debout, avec le nounours.

— Il est temps de te coucher.

À son âge, elle était déjà capable de se déshabiller toute seule. Elle ôta donc sa chemise et son pantalon. Elle les pliait et les déposait sur une chaise, extrêmement sérieuse et concentrée. En revanche, pour s’habiller, elle avait besoin de secours. L’homme l’aida donc à enfiler son petit pyjama. Un de ces pyjamas à rayures bleues et blanches qui conviennent à une vie au bord de la mer. Elle fit l’effort de monter elle-même sur le lit et de s’allonger. L’homme lui remit le nounours. Elle le posa avec tendresse contre l’oreiller, tout près de sa joue. L’homme remonta le drap.

— Angélique, passe une bonne nuit. Je suis à côté, si tu as besoin de quelque chose.

Il se redressa et s’éloigna. Il s’apprêtait à passer dans la pièce principale. Mais au lieu de cela, il s’arrêta et se retourna. Il regardait la forme d’Angélique, sous le drap, et sa tête brune sur l’oreiller. Il la regarda longuement, comme s’il pensait à quelque chose. Enfin, il revint sur ses pas. Il s’approcha à nouveau du lit. Il prit une chaise vide et la plaça tout près du lit. Il s’y assit. Il réfléchit encore. Son visage exprimait un grand embarras, et même une certaine gêne.

— Ma chérie, je dois te dire une chose. Je suis navré, réellement navré. En fait, je me sens coupable. Je n’ai pas été à la hauteur et je le reconnais. À cause de moi, tu as souffert. Depuis notre arrivée dans ce pays, tu as dormi dans des hôtels, plus ou moins propres, plus ou moins pratiques. Tu as passé des nuits entières sur des canapés. Une fois, tu as même dormi dans la voiture, sur la banquette arrière. Je me sens honteux de t’avoir infligé ça. À toi, une petite fille de ton âge. Parce qu’une petite fille de ton âge mérite autre chose. Tu dois habiter une véritable maison, tu dois dormir dans un bon lit. Mais écoute, je te promets que ce sera différent à partir de maintenant. Tu vois où nous sommes ? Tu vois la différence ? À partir de maintenant, tu ne seras plus trimballée comme un vulgaire sac de voyage. Tu seras une petite fille, avec une adresse et une chambre personnelle. Plus d’hôtel, plus de voiture. Je te le promets. Et je travaillerai pour tenir ma promesse. Bonne nuit, ma chérie.

Il se pencha pour déposer un baiser sur la petite joue. Puis il se releva et sortit de la pièce pour de bon.

Restée seule, Angélique ne ferma pas les yeux. Elle les tourna vers la fenêtre, obstruée par les volets en bois. Elle attendait, et elle craignait, un orage. Car depuis son arrivée, elle avait découvert les orages tropicaux. Elle connaissait leur violence, et leur intensité. Elle en était toujours effrayée. Mais ce soir-là, il n’y avait point d’orage. Il n’y avait que la nuit tropicale, chaude et profonde.

Par la porte demeurée ouverte, elle distinguait la lumière qui entrait. Elle entendait aussi les bruits de pas de l’homme, qui s’agitait. Enfin, la lumière s’éteignit et les bruits de pas cessèrent. L’homme venait de se coucher à son tour.

* * * * * * * * *

* * * * *

Le lendemain, elle ouvrit les yeux. Tout de suite, elle comprit que le soleil était déjà levé, car la lumière passait par les interstices des volets. Elle descendit du lit et, le nounours sous le bras, retourna dans la pièce voisine. L’homme était debout et habillé.

— Bonjour, Angélique, tu as bien dormi ? Tiens, assieds-toi, je vais te servir.

Il n’y avait pas de lait en bouteille. Mais il sortit une boîte de lait en poudre. C’est avec ça, et un peu d’eau bouillie dans une casserole, qu’il prépara un semblant de petit déjeuner. Angélique s’installa à table et avala le tout sans se poser de question. Elle reposa le verre blanchi et passa la main sur ses petites lèvres.

— C’était bon ? Habille-toi, nous devons partir en ville. Viens.

Dans la chambre, il l’aida à ôter le pyjama. Ensuite, il l’assista pour mettre la chemise et le pantalon. Il en faisait le moins possible pour la laisser accomplir les gestes essentiels. Dans le but qu’elle apprenne et qu’elle devienne autonome. Quand elle fut prête, il la ramena à l’autre pièce. Il ouvrit la porte et sortit sur la véranda pour jeter un regard circulaire. Puis il jeta un coup d’œil sur sa montre. Il se retourna.

— Angélique, nous sommes en avance. Nous avons quitté le lit trop tôt. En tout cas, nous avons une heure et quart devant nous avant de partir.

Il se caressa le menton avec embarras.

— Que faire ? Tiens, si on allait sur la plage ? Ça te plairait, une balade sur la plage ? Ça nous occupera bien une heure. Allons, viens.

Ils sortirent de la maison en fermant la porte. Au bout de la véranda, ils prirent un sentier et, dix mètres plus loin, ils découvraient les lieux. La côte descendait en pente, avec des broussailles disséminées. L’homme esquissa une grimace. Pas pratique pour une petite fille. Il descendit d’un mètre et demi. Puis il prit Angélique sous les aisselles et la souleva pour la faire descendre au même niveau. Ensuite, il la conduisit vers le bas en la tenant par les épaules. À deux reprises, il répéta l’opération.

De la sorte, ils atteignirent le bas de la pente. Ils sentaient déjà l’odeur de sel qui leur emplissait les narines. Encore quelques pas sur de la terre. Enfin, ils marchèrent sur du sable. Du vrai, blanc et mouvant. Ils comprirent qu’ils arrivaient sur la plage. Soudain, ils distinguèrent des petites formes rouges qui s’enfuyaient. Angélique lâcha un petit cri.

— N’aie pas peur, ce sont des crabes rouges, dit l’homme.

La plage apparut à leurs yeux. Elle n’était pas bien grande. En fait, une modeste anse de sable. Des morceaux de troncs et des rochers à nus dormaient par-ci, par-là. Les arbres se penchaient avec paresse, comme s’ils désiraient toucher la mer et se baigner. La mer, elle s’étirait devant eux, et les vagues venaient et repartaient. L’homme observa autour de lui. Sur la gauche, il aperçut une passerelle en bois.

— Angélique, viens. Cette plage est trop petite, il doit y en avoir une autre plus grande à côté.

Il prit la fillette par la main et la guida. Leurs pas s’enfonçaient dans le sable, ce qui les ralentissait. Ils franchirent la passerelle, comme si cela marquait une frontière. Au-delà, un chemin caillouteux les fit monter de quelques mètres. Et ils réalisèrent qu’ils atteignaient une sorte de promontoire. Sur la droite, les vagues se fracassaient sur des rochers. Ils continuèrent. Deux mètres de plus.

Soudain, ils s’arrêtèrent. Sans se concerter, à l’unisson, ils écarquillèrent les yeux et restèrent bouche bée, ne bougeant plus. Devant eux s’étalait un panorama fabuleux. Une plage d’un blanc immaculé, longue d’un bon kilomètre. Des arbres noueux et penchés, trahissant la présence de petites mangroves. Et la mer, interminable et infinie, et imperturbablement bleue. Le tout baigné, et inondé, de lumière. Le paradis ne devait pas être bien différent de ce qu’ils voyaient. Un moment unique dans leurs vies.

Ils demeurèrent silencieux pendant une bonne minute. Le souffle coupé, la langue nouée. Même la chaleur accablante ne les gênait plus.

— Ma chérie, c’est beau…, dit enfin l’homme.

— Oui, très beau… C’est très beau… Merci papa…

Il ne réagit pas tout de suite. Puis il réalisa ce qu’il venait d’entendre. Il baissa les yeux, manifestement surpris.

— Papa ? Tu viens de m’appeler papa ?

— Oui, papa…

— Mais… Heu, c’est la première fois que tu m’appelles comme ça…

— Oui, papa…

Ils ne dirent plus rien. Visiblement ému, l’homme reprit la main de sa fille. Ils restèrent debout et immobiles, devant le spectacle du fabuleux panorama.

 

 

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