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Le Blog Bis de Manuel Ruiz
23 novembre 2023

L'histoire du chariot

 

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C’était une belle journée. Du moins le ciel et l’horizon se montraient-ils dégagés. Melissa savait que son papa jugeait ainsi la qualité d’une journée. Un ciel et un horizon dégagés, cela signifiait que l’on pourrait travailler sans encombre. Et le travail, précisément, ne manquait pas à la ferme.

La ferme. Mélissa la connaissait par cœur. Bien sûr, puisqu’elle y passait ses journées. Sauf quand elle allait à l’école, avec son frère. Autrement, c’était la ferme. La maison principale, la grange, l’enclos, le poulailler. Toute sa vie se déroulait dans ce périmètre. Le calendrier que son papa avait accroché au mur indiquait septembre 1875. Pour elle, cela signalait simplement que l’été s’éloignait. L’air était encore agréable, mais il n’allait pas tarder à se rafraîchir.

Elle ordonna ses cheveux derrière la tête. En jetant un regard, elle vit la vache, qui paissait tranquillement sur l’herbe. Et les deux poneys. Et les deux chèvres. Un peu plus loin, elle distinguait les caquètements du poulailler. Bref, tout allait bien, tout était dans l’ordre.

Croyait-elle. Mais quand elle leva légèrement le regard pour voir plus loin, elle s’immobilisa. Un écarquillement des yeux lui confirma qu’elle ne se trompait pas. Là-bas, tout là-bas, une silhouette venait de se matérialiser. Malgré la distance, on discernait un cavalier sur un cheval. Un cavalier qui approchait.

— Papa, maman ! Quelqu’un arrive !

Dans cette ferme reculée, c’était un évènement de recevoir une visite, quelle qu’elle soit. La maman sortit sur le seuil en s’essuyant les mains sur le tablier. Le papa reposa la brouette pour s’approcher à son tour. Tous trois plissaient les yeux pour regarder. Soudain, le papa poussa une sorte de gloussement, exprimant la surprise.

— Caroline, Caroline, c’est… Oui, je crois bien que c’est Édouard…

— Édouard ? Impossible, voyons ! Totalement impossible…

— Cela me semble impossible aussi. Pourtant… Il me semble que… Oui, oui, c’est lui.

— Voyons, ça fait si longtemps… Ça remonte si loin…

— Oui, très loin… Mais le voilà revenu.

Melissa ne comprenait évidemment pas cette conversation. Elle fixait le cavalier. Celui-ci arborait un large chapeau, un long et épais manteau, un ceinturon avec un revolver, des sacoches derrière la selle, le tout sur un beau cheval. L’attirail classique des cow-boys pour survivre jour et nuit dans la prairie. Sauf que cet homme n’était pas un cow-boy. En dépit de son accoutrement, Melissa sentait que quelque chose, indéfinissable, le distinguait des gens de cette profession.

Il approchait toujours et on entendait maintenant le bruit des sabots du cheval qui résonnait. Il s’arrêta devant la ferme, mit pied à terre. Quand il se retourna, son visage sale et transpirant s’éclaira d’un sourire.

— Charlie, Charlie ! Je t’ai cherché. Enfin, je te retrouve !

Melissa était déjà étonnée, mais elle le fut davantage. Son papa était Charles, pour tout le monde dans le pays. C’était la première fois que quelqu’un l’appelait Charlie, et à haute voix. Le papa, justement, alla jusqu’au cavalier et écarta les bras. Les deux hommes s’embrassèrent avec effusion.

— Édouard, Édouard, je n’en crois pas mes yeux ! Toi ! Toi à nouveau ! Mais où étais- tu ? Où as-tu passé toutes ces années ?

— Au Canada. Je suis parti au Canada et j’y ai vécu.

— Et tu es revenu, après si longtemps ? Pourquoi ?

— Ah, je ne reviens pas. Je ne fais que passer.

— Et tu as retrouvé la ferme ?

— Ce fut difficile. Mes souvenirs étaient lointains. Mais quand j’ai longé le petit lac, je me suis rappelé. Et maintenant, me voilà.

— Tu vas rester ?

— M’imposer chez vous ? Jamais de la vie ! Non, je suis de passage. Je vais en Californie. Je compte m’installer là-bas.

— Du Canada en Californie ? Drôle de voyage. Il faudra nous expliquer.

— Je le ferai. Oh, Caroline, Caroline ! Quelle joie de te revoir !

Ce fut le tour de la maman de recevoir l’embrassade du visiteur. Melissa s’apercevait que l’émotion de ses parents n’était pas feinte. Mais qui était donc ce personnage ?

— Tiens, voilà notre fils. Tu ne le connais pas, il est né après ton départ.

— En effet. Bonjour, jeune homme. Vous êtes presque un homme. Ah, les bras et les cuisses ! Heureux de te rencontrer.

Ensuite, le cavalier leva la tête. Ses yeux rencontrèrent Melissa. Une métamorphose s’opéra, totale et évidente. Les rôles s’inversèrent : à présent, c’était l’homme qui exprimait la stupéfaction. Il approcha lentement. Il saisit la jeune fille par les épaules.

— Melissa… Melissa ? C’est bien toi ?

— Heu, oui… C’est bien moi…

Alors, une chose incroyable et inattendue se produisit. L’homme se mit à pleurer. Pleurer vraiment, comme un petit garçon, et à chaudes larmes. Cela dura de longues secondes. Puis il prit la jeune fille dans ses bras. La malheureuse commençait à avoir peur, car elle ne comprenait rien à ce qui arrivait ce jour-là.

— Melissa, Melissa… Ce n’est pas possible. Que tu es grande ! Que tu es devenue grande ! Mais… Mais la dernière fois que je t’ai vue, tu étais… Tu étais comme ça…

Il fit un geste très clair, indiquant les dimensions d’un minuscule bébé. Suffisamment éloquent pour que la jeune fille comprenne.

— Caroline, qu’elle est grande ! Tu te rappelles, à l’époque, comment elle empoignait le biberon ?

— Quel biberon ? s’esclaffa la maman. Nous n’en avions pas, on utilisait une gourde.

— C’est vrai. Et ma veste pour l’envelopper, quand elle s’endormait. Ah, qu’est-ce qu’elle a grandi ! Quinze ans. Oui, quinze ans déjà. Je ne comprends pas pourquoi cela est passé aussi vite.

— Nous ne le comprenons pas non plus. Allons, entre, tu es un peu chez toi.

Le papa et la maman firent entrer le voyageur dans la maison. Melissa, de plus en plus déroutée, parvint à prendre sa maman par le bras et à la mettre à l’écart.

— Maman, maman, il m’a fait peur…

— Peur ? Voyons, tu dis n’importe quoi. La dernière fois qu’il t’a vue, tu étais bébé. Alors, en te voyant maintenant, ça lui a fait un choc.

— Mais qui est cet homme, à la fin ?

— Édouard, un ami. Nous l’avons rencontré à Saint-Louis. Je crois qu’il était Français, ou d’origine française. Il a fait le voyage vers l’Ouest avec nous. Nous étions sur le chariot et il nous accompagnait sur son cheval. Il a assisté à ta naissance, au beau milieu de la plaine. Ensuite, c’est lui qui te tenait pendant que je te donnais à boire du lait chaud. Quand nous sommes arrivés ici, il nous a aidés à construire la ferme. Et puis, il est parti, alors que tu étais encore bébé.

— Et il a disparu pendant quinze ans ? Bizarre, non ?

— Melissa, je t’interdis de dire du mal d’un vieil ami de la famille. Allons, aide-moi à dresser la table.

* * * * * * * * *

* * * * *

Plus tard, la nuit descendait doucement sur la plaine et la ferme. À l’intérieur, la table trônait au milieu de la pièce. Le papa et la maman à un bout chacun, Melissa et son frère d’un côté, Édouard de l’autre côté. Le dîner suivait son cours.

Le papa et la maman interrogeaient naturellement le visiteur sur sa longue absence. Mais Édouard n’avait d’eux que pour Melissa. Il semblait fasciné par la jeune fille.

— Que tu es devenue grande ! Avant, tu étais minuscule et tu pleurais sans arrêt. Quinze ans… Je n’en reviens pas. Tu vas à l’école ?

— Oui, quand mes parents peuvent m’y emmener.

— Et tu étudies bien ?

— La maîtresse est très contente de moi.

— Ah, tu me fais plaisir. Quinze ans… Je me rappelle encore…

À ce moment se produisit un fait curieux, voire étrange. Le papa heurta légèrement l’épaule d’Édouard, comme pour lui indiquer de se taire. Et le visiteur se tut effectivement. Ce fut bref, mais Melissa s’en aperçut parfaitement. Cela accentua encore son trouble. Que se passait-il donc ? Qui était Édouard et quel était son lien avec la famille ? Elle brûlait d’envie de poser la question.

En attendant, le papa et la maman revenaient à la charge. Ils questionnaient le voyageur sur son retour tardif et inattendu.

— Voyons, disait la maman, Charles et moi ne comprenons pas très bien. Tu nous dis que tu as quitté le Canada pour aller en Californie. Désolée, mais ce n’est pas du tout le chemin. Ou bien tu t’es trompé de route, ou bien… Enfin, nous aimerions savoir.

— Mais je vous l’ai dit, j’avais très envie de vous revoir. Il est vrai que ça remonte à quinze ans, mais j’ai toujours gardé un grand souvenir de vous.

— Édouard, nous sommes tes amis. Tu peux nous dire la vérité.

Le visiteur hésita un moment, visiblement embarrassé.

— Charlie, Caroline, oui, vous êtes mes amis. Alors, ça m’embête un peu de parler devant vos enfants. Je ne voudrais pas…

— Mais ils sont grands et ils travaillent à la ferme comme des adultes. Je crois que tu peux t’exprimer en leur présence.

— Bien, bien, dans ce cas…

Il marqua une ultime hésitation, puis un soupir et il se lança.

— Charlie, Caroline, vous êtes mes amis, je le répète. Voilà pourquoi je suis venu ici. Je me rendais en Californie et j’ai fait un détour. Pourquoi ? Eh bien… Eh bien, disons-le. Parce que j’ai besoin de vous. Je veux dire que j’ai besoin d’aide. À la vérité, je n’avais rien mangé depuis deux jours. Le voyage est trop long. Je savais que vous ne refuseriez pas de m’aider.

— Ah, je vois, tu as besoin d’argent. Pas de problème : Charles et moi…

— Non, non, je ne veux pas vous prendre de l’argent ! Je sais que c’est difficile pour vous, avec une ferme et des enfants. Je n’accepterai pas un centime de votre part.

— Alors, que désires-tu ?

— Je me contenterai de provisions. Quelques haricots, quelques tranches de lard fumé et un bon paquet de café. Avec ça, je crois que je pourrai terminer mon voyage. Navré d’être venu vous déranger pour ça.

— Non, non, nous sommes heureux de te rendre service. Mais que vas-tu faire en Californie ?

— Je connais quelqu’un, un Canadien, qui habite à Sacramento. J’espère qu’il me donnera du travail.

— Édouard, malgré le temps écoulé, tu restes notre ami. Si tu cherches du travail, tu en as ici. Tu peux rester avec nous. Je t’assure que la tâche ne manquera pas.

— Non, je vous aime tous et je sais à quel point la vie dans une ferme est difficile. Je ne vous encombrerai pas davantage. Donnez-moi les provisions que je viens de vous dire et je débarrasserai le plancher.

— Nous ferons ainsi si telle est ta volonté. Mais notre proposition tient toujours : tu peux rester si tu le veux.

Le dîner se poursuivit. Mais l’ambiance avait changé. Les confidences d’Édouard avaient jeté une forme de gêne autour de la table. La conversation se fit donc plus maigre. Ce qui n’avait pas changé, c’était le comportement d’Édouard : il continuait à regarder Melissa, fixement et continuellement.

* * * * * * * * *

* * * * *

Le repas s’acheva. La nuit était bien tombée. Melissa et son frère aidèrent leurs parents à débarrasser la table et à nettoyer la pièce.

— Allons, il est temps de se coucher !

— Mais maman…

— Il faut dormir et vite.

Melissa et son frère empruntèrent l’échelle qui permettait de gagner l’étage. En haut, ils se glissèrent dans leurs petits lits, dont les draps auraient eu bien besoin d’être rapiécés. La vie dans l’Ouest était ainsi. Le frère ne tarda pas à s’endormir. Mais pas Melissa. Les événements de la journée tournaient dans sa tête. Surtout, elle ne parvenait pas à oublier le comportement d’Édouard à son égard. Que lui arrivait-il donc ? Bientôt, elle s’aperçut qu’elle ne pourrait continuer à l’ignorer.

Doucement, elle s’extirpa du lit. Un regard pour s’assurer que son frère dormait. Puis elle s’approcha de l’échelle. Un nouveau regard pour repérer sa maman. Celle-ci n’apparaissait pas, mais on entendait résonner les casseroles. Elle se trouvait logiquement dans la cuisine. Melissa s’accrocha à l’échelle avec précaution. Elle descendit sans faire de bruit. Parvenue en bas, elle risqua un regard : la maman n’apparaissait toujours pas.

Sur ses pieds nus, elle traversa la pièce. La porte était entrouverte. Elle pencha la tête. Son papa et Édouard étaient au bout de la véranda, assis. Comme ils tournaient le dos, elle put sortir subrepticement. Elle se cacha à l’autre bout de la véranda. Cette dernière était éclairée par une lampe, suspendue au-dessus de la porte.

De sa cachette, elle distinguait le dos de son papa et d’Édouard. Surtout, elle réussissait à entendre leur conversation.

— Édouard, je te le répète, si tu veux rester ici, ce n’est pas un problème. Tu vivras avec nous et tu nous aideras pour les travaux.

— Charlie, je te le répète aussi, il n’en est pas question. Vous avez votre petite vie tranquille, je ne désire pas la troubler.

— Mais pourquoi nous troublerais-tu ? Voyons, il serait temps que tu me dises la vérité sur ta visite.

— Je te l’ai dit, j’ai fait un détour pour vous demander des provisions, et j’en avais grandement besoin. Aussi pour vous revoir, après si longtemps.

— Ce n’est qu’une partie de la vérité. Tu dois me parler avec confiance. Allons, tu as disparu pendant quinze ans. Tu étais vraiment au Canada ? Pourquoi en es-tu parti ?

Un silence indiqua à Melissa qu’Édouard marquait une hésitation. Il se décida après un long moment.

— Oui, j’étais vraiment au Canada. J’y ai vécu pendant ces quinze années, en exerçant divers métiers. Puis j’ai été obligé de m’en aller.

— Obligé ? Pourquoi donc ? Tu as eu des problèmes ?

— Charlie, Charlie, je ne sais pas si tu pourras comprendre…

— Attends, laisse-moi deviner : tu as fait de la politique ? C’est cela ? Enfin, tu es incorrigible ! Je t’avais pourtant conseillé de ne plus te mêler de ces problèmes. Ils t’ont causé assez de désagréments par le passé. Tu aurais dû t’abstenir.

— Charlie, tu dois comprendre qu’il se passe des choses au Canada. Les Français sont très mal traités. On les empêche de parler leur langue, on les persécute. J’ai voulu…

— Garde ta parlotte pour tes éventuels meetings. Ici, nous sommes au milieu de la plaine de l’Ouest. Alors, c’est bien cela : tu t’es plongé dans la politique et tu as choisi le mauvais côté, comme de bien entendu. Voilà pourquoi tu as quitté le Canada.

— Et je ne peux pas y retourner. Une corde m’y attend.

— Une corde ? Ah oui, tu as vraiment fait des bêtises ! Je comprends mieux ton arrivée inopinée.

Melissa entendit un soupir, celui de son papa. Visiblement, il réfléchissait.

— Édouard, au nom de notre vieille amitié, nous allons t’aider. Demain, nous te donnerons les provisions dont tu as besoin. Ensuite, je te prierai de partir et… je crois que tu ferais bien en ne revenant jamais. Nous t’aimons beaucoup, mais tu te lances trop facilement dans les problèmes. Et les problèmes, je n’en veux pas pour ma famille.

— C’est d’accord, c’est d’accord, Charlie. Demain, je partirai, je te le promets.

Un silence, manifestement gêné. Puis la voix d’Édouard reprit sous la semi-obscurité.

— Charlie, je sais que cela ne me regarde pas. Mais… J’ai été surpris tout à l’heure. Melissa est devenue une grande fille. Quinze ans. Et vous ne lui avez toujours pas dit ? Elle ne sait pas ?

— Non, nous ne lui avons pas dit. Nous ne voulons pas qu’elle sache. Et je te demanderai de faire comme nous. Pas un mot. Elle est notre fille et nous l’aimons. Le reste n’a aucune importance.

— Elle est grande. Il me semble qu’elle a le droit de savoir.

— Elle ne doit pas savoir. Elle est notre fille et nous sommes ses parents. Nous ne lui dirons rien.

Un nouveau silence. Ensuite, la voix d’Édouard qui reprenait.

— Je respecterai votre choix. Mais quinze ans… Je vais t’avouer une chose : je n’ai jamais cessé d’y penser. Malgré le temps écoulé, je m’en souviens encore. Comme si c’était hier. Quinze ans… Nous avions quitté Saint-Louis et nous avancions à travers la plaine. Toi et Caroline sur votre chariot. Moi sur mon cheval, juste à côté. Nous allions vers l’Ouest. L’Ouest. La promesse d’une vie meilleure. Le rêve. Nous nous arrêtions chaque nuit pour camper, nous repartions à l’aube. De temps en temps, je chassais avec mon fusil, pour améliorer l’ordinaire. Nous avions fini par admettre que notre voyage n’était qu’un bonheur quotidien et renouvelé. Et puis… Et puis, un jour, cela s’est produit. Nous avons levé la tête et… nous avons vu. Des corbeaux. Ah, Charlie, je me demande ce qu’il y a de plus angoissant dans la plaine : un vol de corbeaux ou un vol de vautours. Je ne trouve pas la réponse. Ce jour-là, c’était des corbeaux. Ils volaient en cercle. Aussitôt, nous avons pris cette direction. Bien sûr, nous savions déjà ce que nous allions trouver. On ne peut pas vivre dans les grands espaces de l’Ouest sans apprendre ce qu’il s’y passe. Donc, nous savions. Et nous avons trouvé. Le spectacle correspondait à nos attentes. Devant nous, un chariot apparaissait sur les herbes et les fleurs. Il était renversé sur un flanc. Les roues s’étiraient vers le vide, désormais inutiles. La bâche de toile blanche gémissait faiblement sous la brise. Naturellement, plus trace des chevaux. Nous nous sommes approchés. Je me souviens que je suis descendu le premier de mon cheval, et que vous m’avez suivi. D’abord, nous avons vu les flèches. Des flèches plantées sur les planches du chariot, ou simplement par terre. Ensuite, nous avons découvert le premier corps. Un homme, avec deux flèches sur le torse. Scalpé. Un peu plus loin, une femme, à la robe déchirée. Une flèche pour elle. Scalpée aussi. Plus loin encore, deux garçons, dont un très jeune. Morts également. Une famille entière massacrée. Nous sommes restés hébétés, ne sachant comment réagir. Enfin, nous avons compris qu’il faudrait enterrer ces malheureux. Nous cherchions déjà un emplacement pour les tombes, quand… Nous avons entendu un son, comme une plainte très faible. Surpris, nous avons cherché et cherché. Nous avons fini par trouver. Au fond, tout au fond du chariot, derrière un tas de cordages, un bébé. Un minuscule bébé, un nouveau-né. Du sexe féminin. Caroline l’a prise dans ses bras. Nous nous demandions comment cette malheureuse avait survécu au massacre. Avant de comprendre que le fait d’être derrière le tas de cordages l’avait dissimulée au regard des Indiens. Pauvre petite chose, si fragile, et vivante par miracle. Nous avons creusé les tombes et nous sommes vite repartis. Cette nuit-là, nous avons veillé dans l’obscurité et nous avons mangé froid : nous n’osions pas allumer un feu, de peur d’attirer l’attention des Indiens. Le lendemain, Caroline et toi avez discuté. Vous avez décidé d’adopter le bébé. Vous l’avez appelée Melissa. Nous nous sommes éloignés. Les jours ont passé. Ah, Melissa ! Je la tenais dans mes bras et Caroline s’efforçait de lui faire boire du lait chaud. Quels souvenirs ! Au bout du voyage, nous sommes arrivés ici. Je vous ai aidé à construire la ferme. Puis je suis parti. Melissa tenait encore dans les bras de Caroline. Quinze ans. Je n’ai rien oublié, je n’oublierai jamais. Quinze ans plus tard, je reviens et… Quelle belle jeune fille ! Qu’elle est grande ! Ah, j’ai reçu un choc en la revoyant.

Un nouveau silence, face à l’obscurité de la plaine.

— Charlie, pardonne-moi d’insister, mais je pense qu’elle a le droit de savoir. Vous devriez le lui dire.

— Nous ne lui dirons rien. Elle ne doit pas savoir. Elle est notre fille, nous sommes son papa et sa maman, et nous l’aimons plus que tout. Le reste n’a aucune importance. N’en parlons plus.

Melissa comprit que la conversation touchait à son terme. Silencieusement, elle quitta sa cachette et rentra dans la maison. Un coup d’œil pour s’assurer que la maman était toujours dans la cuisine. Elle remonta l’échelle, regagna l’étage. Là, elle reprit sa place dans le lit.

En bas, elle entendit son papa et Édouard qui rentraient à leur tour. Le bruit de la porte qui se refermait. La lampe qui s’éteignait. Melissa était dans le lit, mais elle ne dormait pas. Elle ne put fermer les yeux de la nuit.

* * * * * * * * *

* * * * *

Le lendemain, elle descendit et sortit sur la véranda. Édouard était là, en train de seller son cheval. Il chargeait derrière la selle les sacoches pleines des provisions offertes par Caroline. Ensuite, il fit ses adieux. À Caroline, à Charles, au frère. Quand il se présenta devant Melissa, il ne put contenir son émotion. Il la regardait, et la regardait encore.

— Ah, Melissa, si tu savais l’affection que j’ai pour toi… Adieu, adieu…

Il l’embrassa avec effusion. Puis il monta à cheval et repartir. Sa silhouette s’éloigna et s’éloigna. Elle ne fut bientôt plus qu’une forme sur l’horizon. Enfin, le mystérieux Édouard disparut et il ne revint jamais à la ferme.

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